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Stanislas Engrand

Articles dans la catégorie : Nouvelles

20 Jun 2021

"Sauvé Par Les Livres" est une nouvelle écrite en Crète et que j'avais publiée par épisode. Je l'ai remaniée.

 

Sauvé Par Les Livres

I

Quand j’arrive à Rhodes par ferry, après une nuit de mauvais sommeil sur le pont, faute d’argent pour me payer une cabine, j’ai l’impression d’étouffer. A la mi-septembre, il fait encore très chaud et la foule est comme un bloc compact dans une procession dont le but parait moins de visiter la ville, que de faire du lèche-vitrine le long des échoppes standardisées. Dans Socratou odos, la rue principale, impossible de marcher à son propre rythme ; c’est le flux des touristes qui impose le sien. De part et d’autre de la rue les commerçants proposent les mêmes produits que ceux de tout autre lieu touristique. Produits fabriqués en Chine, de mauvaise qualité, et souvent de mauvais goût. Contraste saisissant avec la beauté de la cité antique, de ses vieux palais et les formidables remparts qui lui permirent de supporter des sièges sans tomber jamais et qui restent dans un état proche de ce qu’il fut.

Instinctivement je m’enfonce dans les vieilles rues et je me sens respirer et, chemin faisant, je me rends compte qu’une anagramme de Rhodes, la prédestinait aux invasions, non plus des Sarrasins auxquels elle résista si bien, mais des hordes de touristes auxquelles nulle cité antique de par le monde ne peut de nos jours résister.

Là, dans les vieilles rues étroites, les maisons de pierre sont anciennes. Le pavage est fait de petits galets, peu agréables aux pieds si vous êtes chaussé de sandales, mais d’un charme fou. Ces calades forment parfois des motifs élaborés et donnent aux rues un air minéral. Entre les maisons qui se font face, des arcs renforcent les murs. Ils ajoutent un élément esthétique au charme de l’ensemble même si leur vocation d’étayage est purement utilitaire. Mieux encore, c’est à la nuit tombée qu’opère profondément la magie. Des lampadaires anciens, discrets, d’une lumière jaune et douce, contribuent à donner aux rues un air moyenâgeux. Il est merveilleux de se projeter dans d’autres temps, d’autres vies que les nôtres. L’illusion est d’autant plus forte que les siècles ont modifié les lieux. Ce qu’il nous est donné de voir aujourd’hui est une sédimentation architecturale qui évoque les temps anciens de manière suffisamment riche pour nourrir l’imagination.

J’ai parcouru de long en large ces rues en n’empruntant les rues touristiques qu’en cas de nécessité. Chaque passage prenait une dimension différente. On ne peut tout voir à la fois. On ne peut d’un seul regard embrasser toute une rue, tout un paysage. Notre perception est sélective et notre mémoire ne retient qu’une partie de ce qui se présente à notre vue. D’ailleurs, quand on parcourt un chemin dans un sens et, qu’après demi-tour on le parcourt en sens inverse, on découvre nombre de détails qui nous avaient échappé. C’est ainsi que j’aimais, durant mon séjour parcourir ces rues d’allure antique à la nuit tombée. Peu de passants, quelques promeneurs échappés de la nuée touristique, des chats en grand nombre qui ne semblent loger nulle part mais que tout le monde nourrit et quelques chiens nonchalants qui vivent en bonne entente avec les félins. Tous les soirs des habitants, assis devant chez eux, boivent du raki, fument et papotent ou jouent au Tavli, version grecque du Backgammon, ou plus rarement aux Échecs.

Ma pratique du Grec était assez balbutiante et il ne m’était pas facile d’entreprendre des discussions avec les habitants. Comme je saluais souvent les mêmes personnes, les visages me furent rapidement familiers mais, les échanges n’allaient pas plus loin que des bonjour, kalimera ou bonsoir, kalispera.

II

Un soir, un vieil homme qui faisait une partie d’Échecs avec un ami  devant une librairie encore ouverte, me héla en Français après que je les eus salué d’un geia sou, salut. Il se trouve que j’ai beaucoup pratiqué ce jeu et que j’avais atteint dans le passé un bon niveau. Je l’ai perdu mais il suffit d’une partie pour vous remettre dans le bain. Le joueur d’Échecs me demanda dans un Français presque sans accent si je savais jouer. Je répondis que oui et lui demandai comment il me savait Français. Ça le fit rire. Il me répondit que l’accent français est repérable entre mille. Je ris à mon tour et changeant de sujet, l’informai qu’il allait droit à l’échec et mat. Profitant que son partenaire ne comprenait pas le Français, il me demanda des conseils et j’échafaudai un mat en quatre coups. L’autre nous quitta écœuré tandis que le gagnant riait à gorge déployée. « Ne t’inquiète pas pour lui, me dit-il, en général c’est lui qui gagne et, demain il gagnera de nouveau. L’honneur sera sauf. Chez nous, on n’aime pas perdre ».

Il s’appelait Matteo, avait vécu jusqu’à l’âge de 22 ans à Venise. Il possédait la double nationalité italienne et grecque. Comme je lui demandai ce qui l'avait conduit à Rhodes, il me répondit que c’était une longue histoire et que, si je voulais bien, il aurait plaisir à me la raconter. Je répondis évidemment oui.

D’accord, dit-il, mais d’abord l’apéritif. Il me fit choisir : Ouzo ou Raki ? Je n’aime ni l’un ni l’autre mais optai pour l’Ouzo, sorte de Pastis, moins fort quand on le noie avec de l’eau. L’eau de vie de Raki est trop forte à mon goût et parfois proche de l’alcool à brûler.

C’est avec un grand plateau qu’il revint. Outre les verres et les boissons, il y avait un mezzé. Coupelles garnies de tomates, d’olives, de féta, de houmous de fèves, de tzatziki, de kritsinia (cousins des gressini italiens) et de tarama (fait maison, souligna-t-il). Les Grecs sont très hospitaliers et apprécient ce partage en discutant, un art de vivre simple et raffiné tout à la fois.

Matteo avait étudié le Français durant ses études et avait lu beaucoup de romans. Il me cita en vrac Les Misérables, La Chartreuse de Parme, Le Père Goriot et me récita deux fables de La Fontaine. D’abord l’incontournable Cigale et la Fourmi, et plus inattendu, Le Philosophe Scythe, plus compliquée, mais qui se passe en Grèce. Pour couronner le tout, il avait obtenu une bourse d’études à l’École du Louvre.

Le temps se rafraîchissant et la nuit tombant, nous rentrons dans sa librairie. A 89 ans, le vieillard est encore en activité. Son magasin contient des ouvrages dans la plupart des langues européennes et beaucoup d’anciennes reliures. Nous nous installons au fond, dans le coin-salon aménagé à l’orientale : tapis persan, plateau de cuivre ouvragé sur un trépied en guise de table basse, banquettes et coussins le long des murs.

Je me plonge dans sa magnifique bibliothèque et lui demande l’autorisation d’ouvrir quelques livres anciens. Puis il commence son récit : avant tout, dit-il, sais-tu ce que fut La Grande Catastrophe. Je lui répondis par la négative. La Grande Catastrophe m'expliqua-t-il, désigne la perte des territoires grecs de Turquie durant la guerre d’indépendance turque en 1922, particulièrement Smyrne, l’actuelle Izmir. Les batailles contre l’armée de Mustapha Kémal furent sanglantes. Des réfugiés grecs chassés par les Turcs affluèrent par centaines de milliers. Voilà dit-il pour La Grande Catastrophe et il poursuivit : un libraire et érudit grec de 50 ans, Xénophon, natif de Smyrne, reconnu comme expert bibliophile de Venise à Alexandrie, avait autant d’amis grecs que turcs. Il tenait une librairie très réputée spécialisée dans les ouvrages anciens et possédait des ouvrages antiques d’une valeur inestimable. Il avait fait fortune en procurant à des lettrés grecs, turcs, égyptiens ou italiens des ouvrages rares. Mais dans la guerre il n’y a plus que deux camps et le sien était grec. Sa librairie fut incendiée, sa femme violée sous ses yeux et jetée dans le brasier. Il n’eut la vie sauve que grâce à un officier lettré qui lui vola une bible du XII ème siècle en lui disant : c’est à ce livre que tu dois la vie. Il réussit à sauver quelques ouvrages et s’enfuit à Rhodes sur le bateau d’un ami pêcheur.

Là Matteo fit une pause. Il se faisait tard. Nous étions tous deux fatigués. C’est moi qui repris la parole : je te propose lui dis-je de nous retrouver demain pour le déjeuner. OK répondit-il mais c’est moi qui t’invite chez mon ami bibliophile, Zorbas.

III

Le restaurant est charmant. C’est une demeure ancienne aux murs en pierre de taille. Zorbas s’affaire devant la cheminée pour préparer des grillades. La taverne est sobre et respire la convivialité. Les chaises et les tables bleu clair, couvertes de nappes blanches éclatantes, lui donnent un air lumineux, ensoleillé. Zorbas nous avait préparé deux plateaux de grillades : souvlakis de porc et d’agneau pour la viande, pieuvre et daurades pour les poissons. Le tout était accompagné de Tzatziki et d’un gratin de courgettes et de tomates. Zorbas vint boire avec nous un verre de vin de Toplou, du nom d’un monastère crétois dont les moines élaborent ce vin bio très agréable.

Matteo reprit son récit : Xénophon ne se remit jamais de la mort atroce de sa femme Il ne dormait pratiquement plus mais sa passion pour les livres le maintint en vie. Il les considérait comme des amis toujours présents pour l’aider à supporter les fantômes de Smyrne qui hantaient ses insomnies. Il s’installa de nouveau comme libraire et conquit en quelques années une nouvelle clientèle. Sa force résidait dans le réseau de relations qu’il avait su constituer en voyageant, notamment à Venise où il avait aidé Aristote, un ami de Smyrne à s’établir comme libraire avant La Grande Catastrophe. Le métier à cette époque, ne consistait pas seulement à vendre des livres. Il fallait évaluer et acheter des bibliothèques entières détenues par des familles généralement aristocratiques à l’occasion de successions. L’érudition était indispensable mais pas suffisante. Xénophon était un redoutable commerçant. Il savait vendre mais surtout acheter. Principe simple et de tout temps : acheter le moins cher possible ; revendre le plus cher possible.

Zorbas nous quitta pour aller s’occuper de clients qui rentraient et nous marquâmes une pause pour manger. Matteo reprit son récit en me disant : bois et mange mon ami, moi je parle et toi tu m’écoutes. Tu verras que l’histoire de Xénophon est magnifique. Il reprit donc : en 1952 Xénophon reçut d’Aristote, chez qui je faisais mon apprentissage de libraire, une courte lettre accompagnée de billets de bateau pour Venise, via la Crète et Corfou, aller-retour. Mon Maître avait besoin de son aide pour une évaluation savante de la bibliothèque du Comte Flavio Balestrazzi, encore propriétaire du célèbre palais La Ca Meravigliosa, sur le Grand Canal revendu depuis. Les retrouvailles furent magnifiques. Les deux octogénaires étaient comme des frères. Depuis peu stagiaire chez Aristote, je n’avais jamais vu de vieillards aussi truculents.

Nous nous rendîmes tous trois chez le Comte Balestrazzi pour l’évaluation. Imagine mon excitation, dit Matteo en s’accordant une goulée de vin. Une bibliothèque réputée dans toute l’Italie et bien au-delà en Europe. Il avala trois souvlakis coup sur coup et reprit : le comte n’avait plus les moyens d’entretenir son palais au bord du grand canal. Il lui fallait céder sa collection. Mes Maîtres furent éblouis par la richesse des ouvrages en nombre et en qualité. Le comte en possédait de très rares dont des bibles enluminées du moyen âge, des manuscrits calligraphiés avec des fermoirs en or et, certains, incrustés de pierres précieuses. Pour moi qui venais à 22 ans de terminer mes études en histoire de l’art c’était une féerie. Jamais je n’aurais pu imaginer une telle beauté. Mes Maîtres prenaient chaque livre avec un soin infini. Ils m’apprirent à enfiler des gants de coton blanc désinfectés dans une solution appropriée. Les vieux papiers sont sensibles à toutes sortes de moisissures autant qu’à la sudation des doigts et cela en fonction de leur ancienneté et de leur composition chimique.

Tu ne peux pas savoir, poursuivit Matteo en reprenant un peu de vin et de la pieuvre grillée, à quel événement exceptionnel j’assistai. L’expertise dura plus d’un mois. Nous nous enfermions dans la bibliothèque. Notre travail commençait à 7 heures du matin et se terminait tard dans la nuit. Jamais je ne m’ennuyais. Mon rôle consistait à photographier les ouvrages, les répertorier et noter les premières estimations des experts. Les deux hommes étaient parfois en désaccord et se chamaillaient comme des enfants. J’avais alors l’impression d’assister à une controverse théologique, tant les arguments étaient savants ; parfois des polémiques, destinées à ne pas perdre la face. C’était drôle ces deux octogénaires qui se disputaient et finissaient par en rire. C’était très émouvant.

Ils rendirent leur rapport d’expertise au Comte un mois et demi après le début de nos travaux. Il était accompagné d’une offre d’achat. J’appris durant ce temps bien au-delà des rudiments du métier. Mes Maîtres me firent un vrai cadeau en m’acceptant dans ce sanctuaire savant. Quand je réalise une expertise, ce qui est de plus en plus rare de nos jours et ne porte plus sur des bibliothèques d’une telle richesse historique et bibliographique, je revis ces jours extraordinaires.

Balestrazzi accepta l’offre sans discuter. Dès lors il fallut mettre en caisse et déménager les ouvrages. C’est à moi qu’échut ce travail de manutention. Xénophon resta encore quelques jours. Les deux libraires supervisèrent mon travail au début puis me laissèrent continuer seul après m’avoir fait d’ultimes recommandations. Aristote avait loué un entrepôt sécurisé pour recueillir les précieuses caisses. Les deux hommes avaient envoyé des lettres à leurs clients dont des musées internationaux, avec le catalogue de vente que fit imprimer Aristote. Xénophon nous quitta peu après. Les deux hommes s’étreignirent et plaisantèrent sur leur peu de chance de se revoir étant donné leur âge. Derrière l’humour, je perçus la tristesse de Xénophon et promis de lui rendre visite.

Je fis appel à un déménageur et à son bateau, un bragozzo. C’est un type de bateau à fond plat, autrefois utilisé pour la pêche dans la Lagune. Aujourd’hui on en trouve encore, ce sont les camionnettes de Venise, très adaptées aux canaux peu profonds. Le travail fut long et fastidieux mais me réserva une grande surprise.

Matteo ménageait le suspense. Peux-tu imaginer, mon ami, ce que j’ai découvert ? Je jouai le jeu en sachant pertinemment que je ne pourrais pas deviner. Je tentai : des lingots d’or ? Tu n’y es pas du tout mais tu tiédis un peu parce que c’est quelque chose de grande valeur. Un manuscrit ancien ? Là tu commences à chauffer mais ce n’est pas ça. Alors je donnai ma langue au chat, ce qu’il attendait avec impatience.

IV

Avant de te donner la réponse reprit Matteo, il me faut poursuivre mon histoire. Prends patience, tu vas voir, ça en vaut la peine. J’acceptai bien volontiers.

Il reprit : Comme je terminais l’emballage des livres, je perdis l’équilibre et heurtai un montant de la bibliothèque. Le choc fit légèrement bouger un panneau de bois. En essayant de le repositionner, je m’aperçus qu’il pouvait glisser sous celui d’à côté et découvris une serrure en bois qui ressemblait à un modèle que j’avais vu dans l’atelier de mon père. Sans clef je ne pus rien faire mais échafaudai un plan. Il me fallait d’abord savoir si le Comte savait que la bibliothèque dissimulait une cache. Je remis le panneau en place en prenant soin de disposer un peu de poussière dans une rainure du mécanisme. Lorsque j’eus terminé le travail de la journée, je fermai la bibliothèque et allai saluer Balestrazzi. Je glissai dans la conversation, que je n’avais pas trouvé de passage secret dans la bibliothèque. Le Comte s’en amusa et me répondit que s’il y en avait eu, il serait au courant. J’en déduisis qu’il ne connaissait probablement pas l’existence de la cache. Son majordome qui avait assisté à notre échange, avait ri à son tour mais une anomalie s’était enregistrée dans mon cerveau et ce n’est que le soir, qu’en reconstituant la scène image par image, que revint à ma conscience le souvenir du très léger mouvement oculaire du majordome quand j’avais parlé de passage secret. Ce genre de réaction trahit généralement quelque chose qu’on voudrait cacher. Il était donc certainement au courant. Je revins le lendemain avec un outil spécial avec lequel mon père m’avait appris à ouvrir des serrures. C’était un système de tiges fines coulissant les unes par rapport aux autres, réglables en longueur, permettant de s’adapter à toute forme de serrure. Je fis glisser le panneau. La poussière avait disparu de la rainure. Le majordome connaissait donc la cache. L’ouverture ne me prit ensuite pas plus d’une minute à l’aide de mon outil  et je fis coulisser un deuxième panneau sur le fond épais de la bibliothèque de chêne. Une cavité était dissimulée derrière.

Matteo me regarda longuement avant de reprendre : c’était un unique épais volume. Je le sortis. Le butin était exceptionnel. Nul besoin d’être expert , n’importe quel étudiant en histoire de l’art s’en serait rendu compte immédiatement. Voici donc la réponse que tu attends depuis tout à l’heure : non ce n’était pas des lingots d’or, ni des bijoux, c’était l’édition princeps en Grec de L’œuvre d’Homère, celle qui avait été dérobée deux ans auparavant à la bibliothèque nationale de Rome. Te rends-tu compte ? La toute première édition imprimée d’Homère. Une merveille dit-il avant de marquer une pause.

Il reprit : il me fut difficile de réfléchir tant mon cœur battait. Je dus respirer lentement plusieurs minutes pour me remettre de cette émotion. Quand j’eus retrouvé mon calme, je rouvris la cache et m’emparai du livre, refermai le mécanisme puis le déposai délicatement sous une pile d’ouvrages au fond d’une caisse afin qu’on ne pût le voir, si d’aventure quelqu’un entrait. Évidemment le majordome arriva. Le prétexte était justifié : il m’apportait, comme chaque matin un café et des biscoti aux amandes mais plus tôt que d’habitude, ce qui trahissait sa nervosité. Il me surveillait et voulait vérifier que la cache n’avait pas été ouverte. Il s’en approcha tout en me parlant et déposa le plateau sur le rayonnage en dessous du panneau. De sa main, il caressa le bois en me disant combien il trouvait belle cette bibliothèque réalisée sur mesure par un ébéniste dont il me cita le nom et me montra la signature gravée dans un montant. Nouvel indice que cet homme en savait long. Il sembla satisfait de son inspection, me laissa en faisant sourires et courbettes et sortit de la pièce. Matteo marqua de nouveau une pause et mangea quelques bouchées de viande et de pain puis nous resservit du vin avant de reprendre. Ma découverte me rendait perplexe. Qui était ce majordome et quelles complicités pouvait-il avoir pour être en possession d’un tel ouvrage d’une valeur inestimable ? Il ne pouvait intéresser que des musées ou un collectionneur. Il était peu plausible qu’il eût l’érudition nécessaire pour goûter l’intérêt de ce trésor culturel. Il y avait certainement un commanditaire et lui n’était qu’un des maillons d’une chaîne de malfaiteurs. L’ouvrage attendait sagement que les malfrats aient trouvé le collectionneur qui pourrait payer l’ouvrage à un prix astronomique. Que devais-je faire ? Le dénoncer sans preuve à la police ? Tout simplement restituer l’ouvrage ? J’encourrais la foudre du majordome et de son commanditaire. C’était risquer ma vie. En parler à Aristote, c’était risquer la sienne. Je me résolus à m’enfuir avec le livre. Il fallait donc que je le dérobe à mon tour et que je disparaisse immédiatement. Mais où aller ? Une évidence s’imposa : Xénophon. Contrairement à Aristote ne risquait pas de représailles, c’est du moins ce que je pensais. Quant à moi, quitte à encourir des représailles, autant disposer d’une monnaie d’échange. Le lendemain, quand j’eus terminé ma mission, j’allai saluer le Comte. Mon bateau partait de Trieste dans la nuit et j’emmenai avec moi l’ouvrage, étonné de pouvoir m’installer sans encombre dans le bateau. J’allais rejoindre Xénophon et lui demander conseil. La traversée jusqu’à Rhodes en passant par Corfou et la Crète fut merveilleuse. Il faisait beau et j’avais l’impression de vivre une aventure extraordinaire. J’imaginai la fureur du majordome quand il aurait constaté la disparition de l’ouvrage.

V

Lorsque j’arrivai à Rhodes 3 jours plus tard, il était cinq heures de l’après-midi. Je me rendis directement chez Xénophon qui m’accueillit à bras ouverts. Je lui fis part de la situation. Ce que tu as fait, mon garçon est très dangereux mais que ne ferait-on pour un tel livre, tu as fait le mieux du monde, et nous allons le lire ensemble. Après, nous aviserons. Il alla chercher une paire de gants de coton et nous regardâmes le livre, émerveillés par ce texte établi en 1488 à Florence par deux érudits Grecs. Nous nous installâmes dans le coin-salon de sa librairie. Xénophon lisait dans le texte en Grec ancien et faisait la traduction simultanée. Toute la nuit il me fit la lecture et mon excitation était telle que je ne m’endormis pas un instant. Bien sûr j’avais lu L’Iliade et l’Odyssée mais dans un banal livre de notre époque. Dans de telles circonstances, c’était une joie extrême pour nous deux, une joie dont Xénophon me remercia quand il eût fini la lecture. Matteo me dit-il : mon voyage à Venise a ranimé une flamme, tu la ranimes une deuxième fois, béni sois-tu Matteo ! Vois-tu, moi qui suis vieux et dont le chemin touche à sa fin, j’ai compris depuis La Grande Catastrophe, que le bonheur n’existe que par moments et qu’il faut savourer les joies qui se présentent à nous. Aristote et toi vous m’en avez offert deux, coup sur coup. Pour moi c’est cela le bonheur : aller de joie en joie. Même quand les circonstances te font perdre espoir, une joie peut renaître à tout moment. Dors bien Matteo, nous lirons l’Odyssée dès que tu seras réveillé. Il était près de 6h du matin et je trouvai immédiatement le sommeil. Mais je dormis peu. A mon réveil Xénophon préparait du café. Il m’en apporta une tasse sur un de ces plateaux orientaux surmonté de trois branches et d’une poignée qu’on peut tenir d’une seule main. Il avait pris des photos du livre et me dit : ce sera un magnifique souvenir d’un moment exceptionnel car nous allons devoir le rendre. Oui, bien sûr, dis-je mais le plus tard possible, après l’avoir lu et relu, ce qui le fit rire car il voyait mon impatience de continuer notre lecture. De nouveau opéra la magie. Nous étions avec Homère, l’aède contait les aventures d’Ulysse, nous ressentions une excitation joyeuse de cette plongée dans le passé.

Nouvelle pause de Matteo. Le peu de grillade qui restait était froid. Nous dégustâmes les restes de Tzatziki, de pain grillé à l’huile d’olive et le vin. Puis il reprit son récit : ce n’est qu’après cette deuxième lecture, que Xénophon me fit part de son inquiétude. Il avait eu Aristote au téléphone. Ce dernier lui avait fait savoir que deux policiers italiens me cherchaient. Aristote ne savait pas pourquoi j’avais disparu. Les prétendus policiers l’avaient conduit à l’entrepôt et exigé qu’il ouvrît les caisses. Xénophon lui expliqua la situation lui conseilla de rester très prudent.

Le lendemain, des voisins de Xénophon, lui firent part que deux italiens me recherchaient. Xénophon dut leur expliquer que j’étais recherché par une mafia sicilienne. Aussitôt ses amis et voisins organisèrent un système de protection. L’enseigne de la librairie fut démontée, des panneaux de bois furent fixés sur toute la façade et on inscrivit dessus : A VENDRE. Un peu plus loin, sur la façade d’une maison désaffectée on suspendit l’enseigne et sur la devanture on fixa d’autres panneaux que ceux employés précédemment avec l’inscription : « la librairie est fermée pour quelques jours. En cas de besoin contacter le libraire au numéro de téléphone suivant *********».

Une surveillance fut organisée depuis les maisons voisines. Le lendemain arrivèrent les deux hommes. Nous les photographiâmes afin de faire circuler leur photo. Puis quelques minutes après, le téléphone sonna. Un homme affable baratina une histoire de cousin vénitien qu’il recherchait pour l’informer qu’il avait hérité d’un vieil oncle. Xénophon lui confirma qu’il m’avait connu à Venise, sans plus. Il m’exposa son plan pour la suite.

VI

Notre système de protection avait bien fonctionné mais les mafieux allaient rapidement découvrir le pot aux roses. Il nous fallait jouer plusieurs coups d’avance. Xénophon aimait le jeu d’Échecs, c’est lui qui m’en a transmis le goût mais malheureusement pas la maîtrise comme tu as pu t’en apercevoir. Il m’expliqua son plan : je vais les recontacter en leur disant que tu viens juste de me solliciter, que tu m’as tout expliqué et que tu avais besoin d’argent pour t’enfuir, que tu m’as vendu le livre à un prix dérisoire au regard de sa valeur. Je leur proposerai de le restituer pour ce prix, mis au courant par eux que tu l’avais dérobé. Dès qu’ils auront confirmé le rendez-vous, je contacterai mon ami le commissaire et lui ferai croire que les deux malfrats m’avaient proposé d’acheter le livre qu’ils avaient volé. Il pourrait donc les arrêter en flagrant délit et récupérer le livre qui serait restitué aux autorités italiennes. Les deux hommes auraient beau tenter de s’expliquer, ils ne parlaient pas Grec et le commissaire croirait Xénophon.

Matteo trouvait très plaisant de prendre les voleurs à leur propre jeu, bien que ce fût sans pitié. Eux n’en auraient eu aucune pour lui s’ils l’avaient retrouvé. Le plan de Xénophon marcha au-delà de leurs espérances. Il avait donné rendez-vous aux mafieux à 14 heures le jour dit, dans un kafénion réputé et leur avait offert un mezzé copieux, bien arrosé de Raki puis de vin blanc, en attendant l’heure convenue avec le commissaire pour le constat de flagrant délit. C’est seulement après cette mise en condition qu’il envoya un gamin récupérer le paquet contenant le livre, en sécurité chez Zorbas.

Xénophon prit son temps et surtout beaucoup de précautions pour ouvrir le paquet après avoir enfilé ses gants et imposé à ses interlocuteurs d’en faire autant. Mais les mafieux n’avaient que faire du livre qui n’était pour eux qu’une marchandise à récupérer. Ils vérifièrent juste sa conformité avec les informations qu’on leur avait données. Xénophon prit un malin plaisir à les mettre sur le grill, leur posant des questions sur ce qu’ils savaient du livre, de sa provenance, de son intérêt culturel et historique. Les deux hommes commençaient à s’agiter impatiemment sur leurs sièges. Xénophon leur tendit l’ouvrage et à ce moment- là le commissaire et ses hommes armés envahirent le kafénion. Les mafieux se soumirent sans coup férir. On leur passa les menottes et tout fut fini en quelques secondes. Ils lancèrent des invectives à Xénophon et le mirent en garde contre la vengeance de la mafia qui ne lâche jamais prise. Il devait s’attendre aux feux de l’enfer. Xénophon leur répondit que les livres l’avaient sauvé de La Grande Catastrophe et qu’ils seraient toujours ses meilleurs alliés contre le danger.

Matteo, fatigué, arrêta le récit et nous nous donnâmes rendez-vous le lendemain matin dans sa librairie pour le petit déjeuner.

VII

Quand nous nous retrouvâmes, Matteo était en train de préparer un café grec, dont je ne connaissais que la version libanaise à la Cardamome, le rakwa. Ici m’expliqua Matteo c’est le briki du nom de la petite casserole qu’on met sur le feu après avoir mélangé le café finement moulu et le sucre dans l'eau froide. Le café ne doit pas bouillir, on le retire du feu juste avant, quand il commence à mousser.

Quand ce fut prêt il reprit son récit : les mafieux avaient raison, il fallait se préparer au pire. Le commanditaire dépossédé de « son » livre ne lâcherait prise qu’une fois Xénophon liquidé, moi, ils ne me connaissaient pas. Le commissaire promit une surveillance rapprochée et intensifia les rondes dans la vieille ville. Xénophon quant à lui prit la décision de déménager tous ses livres dans une maison éloignée. Je redevins un temps le manutentionnaire de Venise et de nombreux amis vinrent nous aider. La librairie fut vidée en quelques jours et les livres en sécurité. Xénophon mit à profit le temps qui suivit, plein de moments  émouvants malgré la menace quotidienne, pour me transmettre des informations et des préceptes qui me permettraient de prendre sa succession. Il m’avait pris en affection et, crois moi c’était réciproque. Trouver un successeur l’apaisait.  Il fit un testament me léguant tout ce qu’il possédait, c’est à dire sa maison, ses livres et sa librairie.

Mais il lui restait encore une chose essentielle à me transmettre. Il me révéla le secret des souterrains de Rhodes et de la bibliothèque qui en constituait le cœur. Le réseau labyrinthique sous le sol, débouchait sur une salle où étaient stockées les archives de l’Ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Après son expulsion de Terre sainte à la fin du XIIIème siècle, l’Ordre s’était replié à Rhodes en 1310. Les chevaliers créèrent pour l’époque une impressionnante puissance maritime, fer de lance de la Chrétienté contre les Sarrasins. Leur richesse devint considérable et leur mythique trésor dont la réalité n’a jamais été prouvé, existait aux yeux de Xénophon, c’était la bibliothèque. Une part des livres était constituée de délibérations et décrets politiques. Certains ouvrages étaient des livres de compte dont les magnifiques illustrations servaient à identifier des biens et des lieux afin d’expliciter leur contenu austère. Beaucoup d’autres étaient des récits de batailles maritimes abondamment illustrés. Nombre de recueils étaient des ouvrages religieux dont une collection de bibles. Beaucoup d’autres ouvrages étaient des recueils de réflexion des grands Maîtres de l’ordre. Ils étaient particulièrement riches d’enluminures et luxueusement reliés. Tous avaient en commun la qualité de leurs reliures qui les rendaient capables de supporter les outrages du temps. C’étaient de solides grimoires lourds comme des pierres. La grande salle d’une hauteur impressionnante en était couverte et de longues échelles permettaient d’accéder aux plus hauts d’entre eux.

Cet héritage des Hospitaliers était conservé et entretenu par Tagma, société secrète, dont le nom signifie l’Ordre en langue grecque. Tagma n’avait pour raison d’être que cette conservation. Il subsistait un Grand-Maître, Xénophon. Tagma reposait sur une organisation inspirée de la franc-maçonnerie. Le recrutement se faisait par cooptation et l’initiation durait un an pendant lequel l’impétrant conservait les yeux bandés dans la bibliothèque lors des réunions de lecture. Son cheminement dans le labyrinthe se faisait les yeux pareillement bandés, accompagné de Frères. Aucun plan du labyrinthe n’existait, le reproduire était interdit, seule la mémorisation par les initiés permettait sa transmission. Aussi l’un des objectifs de l’initiation était-il la mémorisation du plan et l’apprentissage de l’orientation dans l’espace sans lumière. Une fois initié, la seule lumière sur laquelle on pouvait compter était celle des flambeaux mais tout Frère devait rester capable de faire les trajets dans le noir, tradition conservée depuis les Hospitaliers, pour des raisons de sécurité. Une fois par mois, chacun devait s’astreindre à un parcours jusqu'à la bibliothèque, seul et sans lumière.

Dans le contexte particulier de la menace mafieuse, l’Ordre autorisa à l’unanimité mon initiation accélérée. Je fis le parcours les yeux bandés des heures durant avec Xénophon et d’autres Frères. Après dix jours je réussis à refaire le trajet sans guide. Je fus alors déclaré initié et, à la fin de la cérémonie d'initiation dans la bibliothèque, Xénophon me délivra de mon bandeau. Une merveille s’offrit à mes yeux, le trésor de Tagma. Mon excitation était à son comble, je passai les gants que me tendit Xénophon et ouvris plusieurs livres sous les yeux attendris de mon Maître. Pendant ce temps les Frères préparèrent le Mezzé qui me permit de savourer ce double festin pour le corps et l’esprit en me remettant de mon émotion.

A la fin de la journée, de retour chez Xénophon, comme je lui demandai ce qui allait à présent se passer, il me répondit que la réussite de son plan nécessitait, que lui seul le connaisse.

VIII

Quand les mafieux revinrent, ils étaient cette fois au nombre de trois. Leur présence fut immédiatement détectée, le commissaire les fit surveiller. Le réseau d’amis et voisins fonctionna de nouveau et rien de leurs allées et venues ne fut ignoré. Mais après une journée, les mafieux détectèrent à leur tour les filatures de la police et les déjouèrent. Leur premier acte fut d’incendier la librairie, de nuit. C’est par le journal du lendemain qu’ils apprirent que la librairie avait été vidée et que nul blessé n’était à déplorer. Alors Xénophon mit en route son plan.

Je devais rester près du téléphone. Quant à lui il se promena ostensiblement dans le quartier touristique afin de se faire remarquer des mafieux sans qu’ils puissent tenter quoi que ce soit dans la foule. Quand il fut établi qu’il était bien suivi par deux des mafieux, il accéléra le pas et les entraîna dans de petites rues pour les semer.  Puis  il attendait en s’arrangeant pour être de nouveau repéré. Et il continua son jeu pour ne pas les semer totalement tout en restant hors de portée de tir, afin de les entraîner vers l’entrée du souterrain sous le palais des Grands Maîtres. C’est dans ce souterrain devenu inaccessible sauf par les autorités et, secrètement par les initiés de Tagma, que se situe l’entrée du labyrinthe ignorée des non-initiés. Avant d’y pénétrer, Xénophon m’appela depuis une cabine téléphonique. Le smartphone n’existait pas. Je devais le rejoindre avec les autres initiés dans la bibliothèque du labyrinthe deux heures plus tard. J’étais très inquiet pour lui mais son assurance me convainquit de ne rien faire qui pût entraver le bon déroulement de son plan. N’oublie jamais Matteo, me dit-il : je ne suis pas en danger dans la compagnie des livres, leur pouvoir est immense et méconnu, ils ont une vie que nous ignorons et peuvent nous sauver.

Il se débrouilla ensuite pour être de nouveau repéré des mafieux avant d’entrer dans le labyrinthe. Ces derniers hésitèrent un moment et appelèrent en renfort leur complice qui les rejoignit un quart d’heure après avec des lampes.

Matteo interrompit son récit et m’expliqua qu’il avait dû reconstituer ce qui s’était ensuite passé.

Xénophon attendit en les observant et lorsqu’il entendit de nouveau ses poursuivants, il les entraîna dans le labyrinthe, les fit tourner plus d’une heure en s’amusant des jurons et imprécations qu’ils proféraient. De temps à autre il s’arrangeait pour faire un peu de bruit pour les remettre sur le chemin de la grande salle tout en gardant suffisamment d’avance. Arrivé dans la bibliothèque, il monta péniblement dans le noir en haut d’une échelle, et s’assit essoufflé sur le dernier large rayon de bibliothèque à un emplacement libre entre des ouvrages. Les mafieux arrivèrent à leur tour et ne le repérèrent pas immédiatement. C’est parce qu’il s’adressa à eux en Italien du haut de son perchoir, qu’ils le virent. Leurs balles ne l’atteignirent qu’après de multiples tirs croisés et contrairement à leur attente, le corps de Xénophon ne tomba pas mais des centaines de lourds grimoires déferlèrent sur eux, qui les écrasèrent inexorablement comme des cafards. Quand nous arrivâmes, les trois hommes étaient morts et les livres intacts. En revanche aucune trace de Xénophon. L’un de nous finit par apercevoir l’enveloppe posée à la place qu’il avait occupée parmi les livres. La lettre m’était adressée.

Matteo reprit son souffle manifestement ému puis reprit : tu veux certainement savoir ce que contenait la lettre.  J’acquiesçai bien évidement. Il alla la chercher sur son bureau et me la tendit. Je la lus à haute voix :

Matteo, mon fils spirituel, si j’étais bouddhiste, tu serais ma réincarnation. Grâce à toi et Aristote, j’ai vécu deux moments d’exaltation, de joie et d’amour ; je me suis senti revivre.

J’ai gardé ma vie durant le souvenir épouvantable de La Grande Catastrophe mais les livres m’ont permis de ne pas sombrer dans la mélancolie. Pour autant, je n’ai jamais rien oublié de l’horreur. Le moindre détail reste gravé dans ma mémoire. Après Venise, tu es arrivé avec la magnifique fraîcheur d’un jeune amoureux des livres et ton magnifique larcin. Deux intenses bonheurs se sont succédés : les délicieux moments passés avec Aristote et toi à Venise, puis notre lecture à haute voix du Princeps de l’œuvre du plus grand écrivain de tous les temps.

Mais vois-tu, je suis âgé et préfère partir dans la joie. Je viens d’en vivre une intense avec toi. J’ai donc décidé de provoquer ma disparition en faisant d’une pierre trois coups : supprimer les mafieux, partir dans la joie et te protéger. Tu vois pourquoi tu ne devais pas être mêlé à mon plan. Il ne fallait pas que les cafards puissent t’identifier.

Matteo, mon fils, fais vivre la librairie et continue d’aimer les livres, ils ne déçoivent jamais. Depuis que j’ai découvert qu’ils ont une vie propre et des pouvoirs puissants contre le mal, je m’en vais en te laissant en de bonnes mains. Aujourd’hui c’est ton tour d’être sauvé par les livres.

IX

Un moment de silence s’installa et nous sirotâmes notre café refroidi. Je rendis sa lettre à Matteo qui la rangea presque religieusement dans une boîte en bois d’olivier qu’il plaça sur un rayonnage de sa bibliothèque. Je dois dire que cette histoire me laissait perplexe. La disparition de Xénophon telle que me la présenta Matteo était invraisemblable. Je me gardai de rien dire. Xénophon était plus que son père spirituel et mon doute l’eût heurté. C’est lui qui reprit la parole en premier pour me demander ce que je pensais de son récit. J’improvisai une réponse sur le thème de l’incroyable pour ajouter que l’esprit peut avoir du pouvoir sur la matière, qu’on pouvait tout imaginer… que j’aurais aimé connaître un type aussi exceptionnel…

Matteo reprit : exceptionnel est le mot qui convient. Un être d’exception, d’une érudition hors du commun. Une bibliothèque a lui tout seul. Et, ajouta-t-il, le proverbe africain selon lequel « un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » est démenti par la disparition de Xénophon. Il est là parmi les livres. Matteo sembla soudain fatigué. Son regard se fixa ailleurs.

Quel crédit porter à cette histoire ? Matteo avait un talent de conteur et dans ce pays qui avait créé les puissants mythes toujours présents dans notre culture, il pouvait avoir tout inventé. J’avais besoin de prendre mes distances et de réfléchir. Je lui proposai de nous revoir le lendemain. Ca lui convint. J’avais envie de profiter de la journée pour visiter l‘île. Nous convînmes de nous retrouver le jour suivant pour le déjeuner. Mon séjour touchant à sa fin, je partirai le surlendemain.

Une voiture de location me permit de rejoindre rapidement le sud, l’île n’est pas grande et ce fut l’occasion de passer par le centre très montagneux, aux forêts de pins et de cyprès, aux effluves délicieux. Le soir au bord d’une plage, je regardai avec envie les « kite-surfers », papillons multicolores sur la mer, qui profitaient des derniers souffles de vent avant la tombée du soir. Puis la plage se vida et les papillons disparurent peu à peu tandis que je prenais un verre de vin blanc à la terrasse d’une auberge où je décidai de passer la nuit.

Le lendemain je rentrai lentement en longeant la côte, prenant le temps de m’arrêter pour nager dans la mer aux bleus changeants et si beaux. J’arrivai à la ville de Rhodes en tout début d’après-midi. Je filai directement vers la librairie. Un mezzé était prêt. Matteo semblait impatient de me parler : j’ai une grande surprise pour toi me dit-il. J’attendis en sachant qu’il aimait me faire mijoter mais il ajouta comme il l’avait déjà fait à d’autres occasions, qu’il fallait d’abord manger et boire et qu’il me révélerait seulement après ce dont il s’agissait. Comme toujours le mezzé fut succulent. Feuilles de courgette farcies, caviar d’aubergine, féta, boulettes de viande à la menthe et en dessert un portokalopita, gâteau à l’orange savoureux et irrésistible. Puis vint le moment que j’attendais sans trop le montrer. Il me dit : viens, suis-moi et il m’entraina hors de la librairie.

Je lui demandai où nous allions. Suis-moi, tu vas voir. Non loin des remparts, il sortit une clef qui ouvrait une porte de cave. Il referma derrière nous puis attendit pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité, tout en me tendant un foulard à nouer devant mes yeux. Je compris où nous allions et le lui dis mais il me fit signe de me taire et de lui donner la main. Pendant le trajet qui me sembla long bien que j’eus perdu mes repères, j’essayai à plusieurs reprises de le questionner mais il ne répondit pas. Enfin il s’arrêta et me dit sur un ton impératif : enlève ton bandeau à présent.

Nous étions dans la grande bibliothèque dont je découvris la beauté et la richesse inouïes. Il me dit alors ces paroles étranges qui me firent quelques instants penser que Xénophon était en vie : bien que je sois l’actuel grand maître de l’ordre, je ne suis pas autorisé à t’initier à notre secret. Xénophon lui-même me l’a demandé hier car il sentait que tu pouvais être de nôtres. Nous avons décidé de te faire confiance et de passer outre à nos règles. Mais, mon ami, jamais tu ne devras en parler à d’autres initiés. Ils ne doivent rien savoir de ce que je viens de te révéler. Peux-tu le jurer ? Je lui  répondis évidemment oui. Il me serra alors dans ses bras en me disant : mon ami je sais à présent que je pourrai toujours compter sur toi. J’espère que tu reviendras à Rhodes avant que je rejoigne Xénophon.

Je ressentais une atmosphère étrange, hors temps, hors lieu, et j’entendis la voix de Xénophon qui me disait : ne crains rien, tu étais dans le doute mais un fil invisible nous relie. Ce n’est pas par hasard que Matteo est entré en contact avec toi à ton arrivée à Rhodes. A présent tu peux constater par toi-même que l’esprit perdure après la mort. Je répondis : je ne suis pas croyant. La voix me répandit : moi non plus, suivie de celle de Matteo qui répéta les mêmes mots. Je le regardai éberlué : il entendait donc aussi la voix de Xénophon. Ainsi dis-je tout haut l’esprit perdure au-delà de la mort ? Oui répondit la voix : celui de ceux qui aiment les livres passionnément.

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